18. Malentendu

On aurait préféré un lieu plus sympathique pour un dimanche matin six heures. La bonne nouvelle c’est qu’après ce soir nous ne reviendront plus dans cette menuiserie déprimante.

Il fait froid, des nuages lourds et gris envahissent le ciel, quelques gouttes sont déjà tombées. Chacun a sorti ses vêtements de pluie, je passe une veste polaire, le parasol de la roulante fait office de parapluie, nous tournons en effet à l’extérieur, sur le terrain vague devant la menuiserie. Au moins le soleil ne créera-t-il pas de problème d’ombre de perche !

C’est une journée de figuration qui nous attend. Peu de texte mais de jolis sons à enregistrer. Le décor ne s’y prête malheureusement guère. La circulation sur l’EN2 est continue et intense.

Sous la direction de Chico et l’oeil attentif de Nuta, les enfants quittent la menuiserie en cortège, avec l’ensemble de leurs créations, principalement des vélos à moustiquaire et des chars de carton-pâte. Aymar récupéré entre temps par Dubem sur la plage et ramené à la menuiserie est de la partie avec Bia et Toni rétabli. Fatima et Mon de Ferro restent en retrait.

Angela, bien secondée par Dino et Cossa, est à la manœuvre pour canaliser les 15 gamins, les placer dans les chars et vélos, déterminer leur ordre et leur trajet. Guilherme est lui attentif au jeu des enfants, particulièrement Maurice qui est en quelque sorte le directeur de la scène mais a du mal à s’affirmer en tant que tel.

Le temps de mettre en place le premier plan, il est déjà 8h00. Nuta arrive sur le lieu avec Toni de retour de l’hôpital. Vue l’ambiance, un micro HF s’impose sur elle. J’ai mis le Kit Cool avec son harnais pour être plus à l’aise sur le terrain accidenté, mais à vrai dire la perche, sur ce plan très large, fait autant de figuration que les gamins ! Et franchement pas la peine de sortir le stéréo pour enregistrer la circulation voisine.

La République des enfants – 60 / 1 t3 – perche et HF au centre

Neuf prises sont nécessaires pour le plan suivant, il faut dire que je rentre deux fois dans le champs, il y a des jours comme ça. Nuta et Toni rejoignent Chico qui dirige son chantier, les enfants sont en pleine effervescence dans les derniers préparatifs du carnaval, bref échange de dialogue entre les trois, une fois de plus HF sur tout le monde, par contre je peux placer le micro de la perche relativement proche, autour du mètre au dessus des têtes. Comparaison des pistes séparées puis ensemble :

La République des enfants – 60 / 2 t9 – perche seule au centre

 

La République des enfants – 60 / 2 t9 – HF’s seuls au centre

 

La République des enfants – 60 / 2 t9 – Mix perche et HF’s au centre

Figuration au complet pour une belle ambiance dans le troisième plan, les enfants dans leurs chars sortent en cortège de la menuiserie. Un travelling latéral a été installé entre les machines outils, l’espace est assez réduit, la caméra suit le cortège des chars sur le côté, pour les amener jusqu’au dehors où les rejoignent les vélos à moustiquaire.

Je propose à Pierre de percher ce plan avec le micro stéréo, l’USM 69, forcément sur câble, pile dans l’axe de la caméra. Si la stéréo ne plaît pas au monteur son, à cause du fond sonore entre autres, il pourra toujours prendre le centre du MS, un peu plus large que l’hyper cardio du KM 150 mais suffisamment directif pour ne pas ramener trop de circulation.

Le première prise se passe bien, malgré le couloir étroit, j’arrive à longer le travelling sans heurt et sans gêner la caméra. Karl s’occupe de mon câble, et veille à ce que je ne marche pas sur celui de la la caméra que Manuel a l’inhabituelle et peu pratique technique de laisser traîner au sol derrière lui.

Les enfants sont trop calmes et tristes, la prise est à refaire. La seconde est coupée dans le mouvement par Flora.

Dans la troisième, la caméra se bloque au milieu du chemin. Il  est possible que j’ai gêné Manuel dans le mouvement, je ne sais pas. Je suis en général assez agile pour passer au plus serré et je m’entends bien avec les chefs machinos quand il s’agit de franchir des passages étroits comme un porte ou un couloir, mais il peut arriver qu’on se touche, ce n’est pas un drame. « Perhaps you are not used to » me dit Manuel, cela veut dire pour moi « Peut-être, tu ne sais pas faire » en parlant du câble caméra qui traîne au sol.

Je réponds trop rapidement : « OK do your job, I’ll do mine » en pensant « Soit, fais ce que tu as à faire, je m’adapterai en conséquence ».  Malheureusement, il ne l’entend pas ainsi « OK, OK I’ll do my job » répond-il furieux en me poussant contre une machine.

Je me remets en place, prends de la distance, tant pis pour le synchronisme de la stéréo avec l’image. Encore deux prises et on sort de là. Ouf cela devenait pesant.

Je suis décontenancé, troublé par cet incident. Tout d’un coup, cela a créé une mauvaise ambiance sur le plateau, la gêne est perceptible. J’en parle à Pierre, qui conscient de la situation, me conseille de ne pas faire attention.

Après la coupure déjeuner, nous filmons  le groupe des vélos qui  rejoint le groupe des chars sous la conduite de Chico poussé par Nuta. Le plan est large, la contre plongée fait que le cadre monte assez vite très haut, le texte loin dans la profondeur m’oblige, en l’absence d’une échelle,  à grimper sur une citerne bord cadre et allonger un maximum à 5,60 mètres pour atteindre Chico puis Nuta. Le micro est à plus de trois mètres au dessus des têtes. J’équipe les deux comédiens de HF par sécurité pour le montage.  Les quatre prises sont épuisantes. Dans la dernière, Angela s’oublie en dirigeant de la voix les enfants, un son à mettre à la poubelle, à rebruiter intégralement et refaire les voix des gamins en auditorium. Elle est pourtant plus attentive au son d’habitude.

La République des enfants – 60 / 4 t4 – perche seule au centre

Encore un raccord un peu plus serré sur Aymar en queue de cortège qui brise le canon de son char et la séquence est terminée.

Entre deux prises, Joana et Mano viennent nous parler de l’incident, visiblement Manuel a quelques griefs à notre encontre. Je promets d’arrondir les angles et de faire avec. Il nous reste encore quatre semaines de tournage. Avec Pierre, nous décidons d’un commun accord de ne plus demander aucun service à la machinerie pour ne pas envenimer la situation et se tenir à distance, tant pis si l’on a besoin de gueuses, de cubes ou ou d’une échelle, on se débrouillera autrement. Mais je crois bien que c’est à partir de ce moment-là que le plateau a perdu toute considération pour le son direct, lamentable situation, fait d’une seule personne.

Joana, un peu monitrice de colo dans l’âme, organise un vote à bulletin secret de la personne la plus sexy du plateau. Devinez qui a gagné.

Une heure plus tard, c’est un beau moment d’acteur et de son que nous tournons sous le hangar alors que la pluie s’est mise à tomber, une de ces pluies bretonnes dont on ne sait jamais quand elle va s’arrêter. Bob me laisse entendre qu’en cette saison, cela pourrait durer plusieurs jours, c’est bien notre chance, demain c’est jour de repos.

Resté seul dans le hangar déserté, Mon de Ferro est à la recherche d’on ne sait quoi, une arme peut-être, il parcourt le décor, fouille, saisit un bâton, en joue du tam-tam, trouve une imitation de mitraillette en bois, s’en amuse, découvre cachée une véritable Kalachnikov, vérifie son chargeur, il est vide, cherche des munitions, n’en trouve pas et s’effondre désespéré au sol.

L’action se passe sur toute la profondeur du hangar, je place un micro pour les premiers sons, un second à l’endroit où il découvre la Kalachnikov et je le suis à la perche en plus large. La circulation est audible, dommage, un micro stéréo aurait été bien ici, mais je ne doute pas que la musique de Youssou N’Dour qui sera sûrement montées sur cette séquence la masque en partie.

La République des enfants – 63 / 1 t3 – perche et micros d’appoint au centre

Ce décor est terminé, ouf, et par ailleurs la pluie s’est en partie calmée  le temps que nous rejoignons la voiture, ça tombe bien, je n’aime pas ranger le matériel sous la pluie.

La production a organisé une projection de rushes au bar de l’hôtel. De rushes en fait il ne s’agit que d’un choix d’images, sans le son, il faut l’avouer cela ne nous intéresse guère et cela montre bien le peu d’importance accordée au son. Mais tout le monde est là au bar, cela permet de faire un peu plus connaissance.  J’offre un coup à boire à nos amis Guinéens et Sud-Africains puis vais discuter un peu avec Bob.

Bob (d’autres disent Bobo) est un type sympa, efficace, toujours à l’affut d’un coup de main à donner, solide gaillard, d’une allure à la fois sérieuse mais joviale, une espèce de force tranquille, gentil, serviable. De plus il parle correctement anglais.

La cinquantaine à présent, il a travaillé pendant quinze ans au fond des mines d’or d’Afrique du Sud, les plus profondes du monde, dit-on, un travail harassant jusqu’à 5000 mètres de profondeur, surveillé comme au bagne par les Afrikaners, mais bien payé d’autant plus qu’au fil des années il était devenu conducteur d’engins, ces énormes machines hautes comme un immeuble de 3 étages.

Comme beaucoup de ses compatriotes, il fut licencié car avec le jeu de l’ancienneté et sa spécialisation, il revenait trop cher par rapport aux Sud-Africains eux-même, et puis l’apartheid enfin vaincu, les noirs Sud-Africains se réappropriaient normalement l’espace et le travail.

Rentré au Mozambique, il se retrouve quelques temps dans l’armée à combattre dans la savane les rebelles du RENAMO à la fin de la terrible guerre civile qui ensanglanta le Mozambique jusqu’en 1992. Il travaille de petits boulots et, depuis quelques temps déjà, officie, grâce à David notre Transport Manager, comme chauffeur pour les productions cinéma étrangères qui viennent tourner dans la région, dont certains gros films américains comme «Blood Diamond».

Bon le DVD ne passe toujours pas, problème technique, tant mieux, tout le monde finit pas se lasser et quitter le bar.

Ana ne veut pas sortir ce soir, Dominique est fatiguée. Nous partons Pierre et moi dîner au Clube Naval, j’y goûte pour la première fois leur excellente langouste, chaudement installé sur la terrasse couverte qui donne sur l’Océan. Après cette semaine assez particulière, mouvementée et harassante, avec ses moments intenses de plaisirs et de déceptions, nous l’avons bien méritée.

 
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